Il était une fois une jeune maman américaine qui avait deux enfants. Elle les nourrissait, les lavait, les habillait, les emmenait à l’école, leur faisait des découpages et des coloriages, leur racontait des histoires. Comme toutes les mères du monde. Mais ce que cette mère-là avait de particulier, c'est que chaque geste accompli pour ses enfants, chaque sensation éprouvée en leur compagnie, la renvoyait à sa propre enfance et, surtout, à sa propre adolescence, très consciemment et précisément, dans le détail des odeurs, des sons, des couleurs et des angoisses. Et avec l'âge, les choses ne firent qu’empirer. Alors, dès que ses enfants avaient le dos tourné, la maman, qui s’appelait Judy Blume, se mettait à écrire des romans qui n'étaient ni de purs souvenirs, ni de la pure imagination, mais qui avaient la sincérité de l'imaginaire et la force de la mémoire. Dès que ces histoires devinrent accessibles aux adolescents, c’est-à-dire éditées, publiées en livres de poche et vendues à bon marché (moins d’un dollar, au début des années 70), ils ne s’y trompèrent pas et se ruèrent dessus. Car, pour le reste, accessibles, ces histoires l’étaient bougrement. On pouvait les croire écrites de l’intérieur de l’adolescence, avec une franchise crue que bien des jeunes filles d’alors n’osaient pas afficher, et que les censeurs de tout temps s’empressent de condamner. Judy Blume est une sorte de Mai 68 de la littérature pour la jeunesse à elle toute seule et elle a contribué à décoincer et à déculpabiliser toute une génération. Qu’il s’agisse des états d’âme d’une adolescente qui aimerait bien avoir des certitudes, tant sur sa poitrine que sur son apparence religieuse (« Dieu, tu es là ? C’est moi Margaret »), du désespoir d’une autre, dont les parents ont décidé de divorcer (« Ce n’est pas la fin du monde »), de la rééducation sentimentale d’une fille qu’a traumatisée le meurtre de son père par des gangsters (« Œil de tigre »), des cas de conscience d’un garçon dont le père a brusquement fait fortune (« Et puis j’en sais rien »), des émois d’un premier amour (« Pour toujours »), du martyre d’une élève choisie comme bouc émissaire par toute sa classe (« Un exposé fatal ») ou encore des démêlés scolaires et familiaux de « Trois amies » (suivi de « Tiens bon, Rachel ! »), tous les romans de Judy Blume nous disent que nous sommes tous, à un moment ou l’autre, inquiets, mal dans notre peau, vulnérables mais toujours désireux de bien faire, et ce n’est pas un hasard si la grande confrérie des lecteurs reconnaissants de Judy compte aujourd’hui une soixantaine de millions de membres actifs. (Magazine Médium, Ecole des loisirs, 1993)