« Alain de Botton a dit : ‘‘Je préférerais ne jamais rencontrer un auteur qui m’intéresse. J’aurais peur qu’il ne soit pas aussi bien que ses livres et d’être déçu.’’ Ce qui ressort d’un livre est le meilleur moment de la personne ou tout au moins un très bon moment. Si l’on tombe sur un écrivain de fiction - et il arrive parfois que l’on en croise -, il ne faut pas croire ce qu’il raconte sur lui-même, car les écrivains aiment fabuler. Un jour, alors que j’étais allée écouter un écrivain canadien pour enfants assez connu, je lui ai demandé comment il travaillait. Il m’a répondu qu’il écrivait debout dans le noir. Moi qui avais lu ses livres, je restai polie et n’osai lui dire qu’il aurait peut-être pu s’asseoir et allumer la lumière. Quand on me pose ce genre de question, j’ai l’esprit qui s’embrouille. Je ne sais plus et je finis par marmonner : ‘‘Je-m’asseois-chaque-matin-pour-regarder-les-rayons-de-soleil-à-travers-la-forêt-savourant-mon-unique-tranche-de-melon-parfait-pas-trop-sucré-pas-trop-acide-toutes-les-idées-viennent-du-melon.’’ Dans l’état de nervosit où je me trouve, il semble que ce soit mieux que la vérité : ‘‘Je me lève chaque matin et cours une heure avec mon chien le long de l’océan, j’écris jusqu’à ce que les enfants reviennent de l’école à moins que je ne m’esquive à l’épicerie, tirée de mon bureau par une envie de gourmandises.’’ Mais quand quelqu’un veut savoir quand et pourquoi j’ai commencé à écrire, je ne suis plus moi-même, je me dissocie littéralement et je réponds à la troisième personne : ‘Elle-a-commencé-à-écrire-très-tard-son-premier-travail-était-sur-un-pétrolier-dans-le-golfe-du-Mexique-où-elle-fut-témoin-de-la-chute-d’un-ouvrier-sur-un-sandwich-à-la-salade-de-crabe-ce-qui-devint-une-souce-d’inspiration-pour-plusieurs-de-ses-livres.’’ Plus elle y pense et tourne ça dans sa tête, plus elle est sûre que c’est mieux que la vérité : ‘‘Elle est née à Kalamazoo dans le Michigan. Son livre favori était ‘Half Magic’ de Edward Eager. De l’âge de neuf ans à dix-huit ans, elle a passé la plupart de son temps à écrire, à envoyer des manuscrits et à être encouragée par les éditeurs. A dix-huit ans, n’ayant rien publié malgré des lettres d’éditeurs new-yorkais longues et élogieuses, elle arrête d’écrire pour apprendre la danse à l’université de Toronto et à l’école de danse contemporaine Martha Graham de New York.’’ Et maintenant ? demande-t-on, intrigué sans doute par le sandwich à la salade de crabe. ‘‘Maintenant’’, répond-elle, son aplomb restauré, ‘‘maintenant que je ne suis plus obligée d'écrire, d’enseigner la danse et de m'occuper de bébés en même temps, maintenant donc, j'écris tout simplement.’’ Elle ne sait pas pourquoi elle écrit, ni comment, mais quand elle écrit, elle est assise avec la lumière allumée. »