LES BEAUX-ARTS SUR LE TOIT Innombrables sont les écrivains à avoir raconté leur vie dans des livres de souvenirs ou des romans autobiographiques. Mais chez les dessinateurs, la chose est extraordinaire. Et plus extraordinaire encore le parcours d’Allen Say, ses années de formation et l’incroyable indépendance qui lui a permis de répondre à sa vocation précoce. Son livre « L'auberge de la bande dessinée » (collection Médium, l'Ecole des loisirs) devrait définitivement clouer le bec à tous ceux pour qui « adolescence » est synonyme d’ « âge bête ». En 1950, Kiyoi Seii, dont le nom ne s’était pas encore américanisé en Allen Say, lit en première page du journal l'aventure d'un jeune homme de 17 ans qui vient de marcher pendant seize jours, d'Osaka jusqu'à Tokyo, pour demander à Noro Shinpei, lauteur vedette de bandes dessinées, de le prendre comme élève. Son sang ne fait qu’un tour. C’était son rêve, à lui aussi ! Loin de se laisser décourager, il décide d'aller frapper à son tour à la porte du maître, le séduit par son obstination et se retrouve du jour au lendemain entraîné en compagnie de l'autre garçon dans une vie toute neuve, faite de travail patient, d’enthousiasme, de découvertes et de fêtes. Il a treize ans. Il vit seul à Tokyo dans une petite chambre, veillé de loin par sa grand-mère. Son père coréen et sa mère japonaise ont divorcé. Ils le laissent se débrouiller. Il s’ennuie au collège. Dans le Japon d'après-guerre, dévasté, traumatisé par les bombes atomiques, les sages de treize ans devinent qu'il n'y a pas une minute à perdre. Allen Say est certain qu’il vient de saisir la chance de sa vie. Pendant ses trois ans d’apprentissage aux côtés de « Sensei » (le Maître), il va découvrir Van Gogh et Degas, s'interroger sur les mystères de l'inspiration, participer à de violentes manifestations, tomber amoureux et fêter ses succès avec faste devant des poissons extravagants arrosés de saké chaud. A la fin de cette période bénie, parce qu’il faut savoir quitter son maître, il s'embarque pour les Etats-Unis où il gagne très longtemps sa vie comme photographe. Et ce n'est qu'à 50 ans, en illustrant « Le garçon qui aimait trop la sieste », une histoire inspirée des contes traditionnels japonais qu'il retrouve le bonheur de dessiner éprouvé jadis dans l'atelier de Noro Shinpei. Il décide alors de se consacrer aux livres pour enfants. Ses images, très douces, fortes, fraîches et parfois troublantes, comme ce portrait de petit garçon qui se réveille un jour avec le visage de son grand-père, ont la puissance d'évocation des photographies anciennes, où la fixité des regards, la dignité des poses, la limpidité des cadrages racontaient les plus turbulents destins, et on retrouve dans ses récits, de « L'arbre aux oiseaux » au « Visage de grand-père », des hommages à la vie mouvementée de sa famille, à cheval sur deux continents, partagée entre deux civilisations, tentée par la modernité de l'Amérique mais refusant de renier le Japon des samouraïs. Et comme il le fait dans ses dessins, Allen Say semble avoir atteint l'équilibre idéal dans sa vie. En 1982, de retour au Japon pour une réunion d'anciens élèves, il est allé revoir Noro Shinpei. Le vieux maître l'a emmené dans un haut lieu du culte shintoïste où ils ont fait chacun un vœu. « J'ai prié pour que tu deviennes un grand artiste, a dit le maître. - Et moi, pour que vous viviez une longue vie » a répliqué Allen. Quand « Le voyage de grand-père » est paru, dix ans plus tard, Noro Shinpei a remercié Allen de son envoi par ces mots : « C'est un travail splendide. Le garçon qui s'amusait à courir sur le toit de l'auberge où se trouvait mon atelier est maintenant un artiste en pleine maturité. L'année prochaine, je serai un vieil homme de 80 ans mais j'ai décidé de continuer à vivre encore un peu, pour voir ton art s'épanouir. » Sophie Chérer. Extrait de L’Album des Albums, l’école des loisirs, 1997.