L’AUTRE REVOLUTION DE 1968 Il y a eu une révolution en France en 1968. Ce fut la parution du livre « Les aventures d'une petite bulle rouge ». Rien de maoïste, ni d'ailleurs de papal dans ce programme peu commun. Rien qu'un album pour enfants. Pas d'histoire gnangnan. Pas de phrases bébé. Pas de couleurs cucul la praline. Pas de témoignage. Pas de leçon. Des pages zen, fond blanc, trait noir, tache rouge. Une bulle de chewing-gum sortie des lèvres d'un enfant se métamorphose successivement en ballon, en pomme, en papillon, en fleur, puis en parapluie dans la main du garçon qui l'avait d'abord soufflée. L'idée simple et géniale que l'esprit des petits enfants fonctionne par association de formes. « Je voulais attirer l'attention sur les formes, par rapport au bombardement d'images que la télé produit » déclare l'auteur Iela Mari alors âgée de 36 ans. En 1968 ! Que dirait-elle aujourd'hui face au déferlement non seulement d'images laides mais de propos creux ? Elle se tairait sans doute, comme se taisent ses livres. Pas un mot, dans aucun, mais que de suggestions quant à la course des saisons, au cycle de la vie, à la ronde féconde de l'imagination enfantine, aux éternels recommencements des histoires avec un petit h... Un chêne plantureux planté dans un pré se dénude, se couvre de feuilles, s'anime et change de couleur au fil des saisons, tandis que les oiseaux peuplent et quittent ses branches, et qu'un loir recycle ses feuilles et ses glands ( « L'arbre, le loir et les oiseaux » ) Une poule - gros plan sur le ventre et les pattes- prépare un nid, pond et couve un oeuf duquel sort un poussin qui picore, se blottit, grandit et devient une poule, etc...( « L'œuf et la poule ») De telles évidences, stylisées mais pleines de chair et de sève, brutes mais riches d'éloquence et de poésie, ne pouvaient se déployer que dans l'imagination d'une farouche autodidacte, passionnée par la recherche sur les communications visuelles, appliquée à «penser» ses livres avant de les réaliser, devenue depuis professeur à l'Ecole de Design de Milan ! Au terme de stylisation, Iela Mari préfère d'ailleurs celui de synthèse : «Je pense que pour l'enfant qui cherche à comprendre, la nature est trop complexe. J'essaie de lui rendre les choses claires en créant des images synthétiques, en rendant le réel plus vrai que le réel. Et pour ce faire il faut partir d'une analyse pour arriver à une synthèse, et non l'inverse. Il faut d'abord dessiner tous les détails d'une feuille, par exemple, et puis gommer, gommer...» De tels hommages à la nature, crue, robuste, sans états d'âme ni sensiblerie, ne pouvaient naître que dans le cœur d'une citadine : «Pendant la guerre, à Milan, nous avions faim, dit Iela Mari. J'ai élevé des poules, je sais comment naissent les poussins ! J'aime aussi regarder comment poussent mes plantes vertes. Ce n'est pas le paysage qui m'intéresse. Ce que j'aime, c'est m'allonger par terre dans les bois, sentir grimper une fourmi, me sentir pousser des racines.» Cette paix, ces chatouilles, cette solidité que l'on ressent précisément quand on tourne les pages de ses livres. Sophie Chérer. Extrait de L’Album des Albums, l’école des loisirs, 1997.