LE REISER ITALIEN CHEZ LES BEBES LECTEURS. Imaginons que Reiser, ou Cabu, ou Gotlib, ou Lefred Thouron, ou l'un quelconque de nos dessinateurs connus pour leurs croquis satiriques ou leurs BD subversives, se soit décidé un jour à créer pour les tout-petits des histoires de coccinelles, de lapins à pois bleus et de petits éléphants blancs. C'est exactement ce qui s'est passé en Italie, dans les années 80, quand le célèbre Francesco Tullio-Altan, dit Altan tout court, auteur de vignettes décapantes, de charges au vitriol contre tous les pouvoirs, réalisa, pour sa fille de trois ans, Kika, et avec elle, une série de dix petits livres carrés au texte simple, en gros caractères, aux images nettes, enfantines et colorées qui s'enchaînent par associations d'idées et de mots. Comment ce révolutionnaire, aussi barbu et chevelu que le Che Guevara, dont les dessins quotidiens ont fait autant, dans la Péninsule, pour l'élimination des mafieux au pouvoir, que la croisade des petits juges rouges, comment en est-il arrivé à jouer les papas gâteaux ? Sa propre enfance est celle d'un rejeton de l'aristocratie chic et dorée de Trévise. Une mère riche propriétaire terrienne de Vénétie, un père anthropologue fameux enseignant à Trieste... Courage, fuyons ! Francesco tâte de l'architecture à Venise, du cinéma à Rome, réalise quelques décors de commande pour la télé, quelques planches en couleur pour la revue "Carmen", puis s'envole en 1970, à 28 ans, pour le Brésil où il restera cinq ans avant de se réfugier à 400 km de Milan, dans une maison construite sur les ruines d'une basilique romaine. En Amérique du Sud, il a rencontré sa femme et sa véritable vocation : coupé du monde, plongé au cœur de la forêt amazonienne, il se relie à l'actualité en la croquant, de la plus contestataire façon, pour la revue "Linus" et le magazine "L'Espresso". Une BD. théologique où même Dieu est une victime de la société industrielle, obligé de pointer tous les matins pour Super-Dieu son patron... "Colombo", une BD d'aventures dont le héros, parti en voyage en 1492, passe sa traversée de l'Atlantique à vomir et déclare, dès qu'il aperçoit un indigène sur la côte : «Partons, on reviendra une autre fois»... Et surtout, Cipputi, son personnage fétiche, un ouvrier métallo aux allures de Coluche rondouillard en salopette, qui brocarde les fausses promesses politiques, démonte les mensonges et les embrouilles des dirigeants, fustige le laisser-aller et la résignation des citoyens, et sape sans relâche, en deux répliques par semaine, les fondements pourris de la bureaucratie italienne. Un exemple : - On en a marre de t'entendre répéter que ça fait 30 ans qu'on est mal gouvernés, râle le contremaître. Change de disque, Cipputi ! - T'as raison, répond Cipputi. Maintenant, ça fait 31. Désabusé mais pas soumis, Altan s'est toujours, parallèlement à ses dessins politiques, adressé à un jeune public friand d'aventures haletantes (un adjectif forgé, selon la revue "A Suivre", à partir du nom de l'auteur) comme celle d'"Ada dans la jungle". Et s'il a décidé d'enrichir le vocabulaire et de développer l'imagination des tout-petits, n'est-ce pas parce qu'ils seront un jour à leur tour les forces vives de la nation, et qu'alors, plus ils auront goûté d'histoires épanouissantes et gaies, moins ils se résigneront à la grisaille des citoyens ordinaires?
