Peut-être qu’aujourd’hui une inconnue vous a souri, au café ou en pleine rue, parce que vous avez dit quelque chose de beau, de bien, de juste, ou parce que vous avez fait quelque chose de drôle, ou parce que vous souriiez vous-même. Souvenez-vous. Une longue dame brune, avec énormément de cheveux bouclés, un pas rapide, un air à la fois distrait et concentré ? Alors c’était Geneviève Brisac. Est-ce qu’ils se reconnaissent entre eux, ceux qui ont cru un jour, un jour d’enfance, que l’enfance était morte, qu’ils ne souriraient plus jamais à personne, qu’ils ne regarderaient plus autrui avec espérance et plaisir, et qui en sont sortis, revenus, qui reviennent de loin ? Mais oui, heureusement. Comme éditrice, Geneviève les publie. Comme écrivain, elle s’adresse à eux, les considère et les aide avec des mots. Comme passante, elle leur sourit, et passe : « Je ne suis pas si liante, dit-elle. Je déteste qu’on me colle. Mais j’aime la fraternité fugitive, le clin d’œil de loin, la complicité inattendue. » Le monde s’en trouve soudain un peu plus habité et léger. Deux livres signés de son nom parlent de ces blessures qu’on a crues inguérissables. "Angleterre" et "Petite", déjà sorti il y a onze ans, aux éditions de l’Olivier. L’héroïne de "Petite" s’appelle Nouk, celle d’"Angleterre", Adélaïde Morioussef, deux prête-noms pour celle qui a écrit un jour dans "La marche du cavalier" : « Est auteur qui s’autorise », pour mieux se permettre, non de se déguiser, mais de dire la vérité. Olga, Violette, Monelle, mais aussi Clotharia, Tchaïka, Ivraie ou Melissa ses lecteurs le savent et le guettent : Geneviève Brisac soigne les prénoms. Elle les arrange, dans ses œuvres complètes, comme des fleurs uniques dans un bouquet composé. « Les prénoms, c’est une des choses qu’on dit le plus. Quand les noms sont ratés dans un livre, c’est atroce ! Je me souviens d’un roman de Kundera, où les héros s’appelaient Patricia et Thierry et ça donnait un livre impossible, alors que s’ils s’étaient appelés Milan et Véra… » Nouk et Adélaïde, donc. Deux sœurs jumelles dans l’exigence, même si la première est adolescente à la fin des années soixante, et l’autre aujourd’hui. Deux âmes mortes, de peur, de honte, de solitude, même si l’une arrive à faire rire aux éclats de ses déboires au cours d’un séjour linguistique dans une famille anglaise, alors que l’autre décrit méthodiquement, sans desserrer les dents, sa découverte de la mort et du secret, sa descente dans l’enfer de l’anorexie. Deux histoires de fracture innommable, ou alors en se trompant, en faisant un mot d’enfant, comme dans « La fracture du myocarde » , le film de Jacques Fansten. "Petite", je me le suis arraché, explique Geneviève. Quand je repense à tout ça aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir les yeux bandés, de jouer à colin-maillard, je tâtonne. Or, quand j’écris, le tâtonnement devient net et les choses se précisent. Pour l’écrire, il m’a fallu oublier, et aussitôt écrit, j’ai oublié de nouveau. Encore aujourd’hui, j’en souffre, je n’aime pas en parler. Ce livre n’est pas pour moi, c’est un livre pour les autres. Tout y est en arêtes, sans chair. C’est une question de courbes, et d’épaisseur de la voix. "Petite" est dit à flux tendu, d’une voix blanche. "Angleterre", j’adore le raconter par épisodes, l’histoire de l’abandon sur l’île par exemple, qui est symptomatique, à la fois cruelle et drôle, je sais qu’elle fait rire et j’en ris aussi. » Car un jour, la vie reprend ses droits, comme on dit dans les histoires édifiantes. Un inconnu vous sourit, vous respecte, vous prête un livre. La nature vous tend une branche de lierre, au printemps, sur un balcon. Ou bien, comme à la fin d’"Angleterre", des garçons organisent une fête, vous trouvent belle et vous invitent à danser. Un jour, une jeune fille au cœur blessé devient mère et alors rien d’autre ne compte : que jamais, au grand jamais, ses enfants ne se sentent trahis, abandonnés, indignes de confiance, comme elle l’a été jadis. Ça devient une obsession. Une vocation aussi, pourquoi pas ? « Il y a quelque chose d’intolérable à observer sans rien dire des adultes en colère secouer ou frapper des enfants », écrit encore Geneviève Brisac, dans "La marche du cavalier". Les secouer, les frapper, délits bruyants, spectaculaires, avoués. Mais il y a cet autre crime, dont personne ne parle, jamais : « Les enfants jouent un rôle si mince dans nos livres. Si infime par rapport à ces heures passées en leur compagnie, dans les rues, au jardin, au bord du tas de sable, dans les parcs. » De toutes ses forces d’écrivain, mais aussi d’éditrice, ce crime de négligence, elle le regarde, et le répare.
Sophie Chérer, Catalogue Médium, 2005